L'utilitarisme est une philosophie morale qui prétend que la moralité d'une action est définie par le bonheur qu'elle est censée produire pour l'humanité. Dans cet article, j'explique comment j'en suis venu à croire en cette philosophie en premier lieu, puis pourquoi j'ai changé pour une éthique déontologique.
Note : Il s’agit de la traduction de l’article “Why I don’t believe in utilitarianism” que j’ai écrit il y a quelques mois.
Qu'est-ce que l'utilitarisme ?
L'utilitarisme est une philosophie morale, c’est-à-dire une théorie sur ce qui est moralement bien et mal. L'idée sous-jacente est très simple : nous avons tous l'intuition que rendre les autres heureux est bien, et que les faire souffrir est mauvais. L'utilitarisme est une extrapolation de cette idée consistant à dire que globalement, un monde dans lequel les gens sont plus heureux est meilleur. Le concept de moralité est dérivé à partir de cette idée en disant que l'action morale dans une situation est celle qui produit le plus de bonheur pour tous.
Avant même d'apprendre la philosophie, j'avais bien sûr des intuitions morales et des règles auxquelles je croyais, comme « tuer c'est mal », « voler c'est mal », etc. Quand j'ai appris la philosophie au lycée il y a 15 ans, j'ai été étonné de découvrir la morale kantienne qui dit que la moralité consiste à suivre des règles (comme « tu ne tueras point » et ainsi de suite) et qu'il y a une logique pour justifier les règles « correctes ».
Cependant, quelques années plus tard, alors que j'étudiais les mathématiques, l'informatique et la biologie à l'université, j'ai découvert la philosophie utilitariste et lu certains des travaux de Peter Singer (le philosophe utilitariste contemporain le plus célèbre). J’ai alors été convaincu par l'utilitarisme parce que j'avais le sentiment qu'il était plus « rationnel » que l'éthique kantienne. Pour être plus précis, je pense que j'en suis venu à y croire pour trois raisons principales :
En tant qu'étudiant en mathématiques, j’ai trouvé l’utilitarisme assez attrayant car il peut facilement être formulé en termes mathématiques en disant qu'il y a une fonction, qu’on appelle la fonction d’utilité, qui mesure le bonheur global. Vous pouvez vous l’imaginer comme un grand compteur imaginaire qui mesurerait le niveau de bonheur de l’humanité. L'action morale dans une situation peut alors être « calculée » en trouvant l'action qui donne la valeur de la « fonction d'utilité » la plus élevée possible.
C'est une théorie très simple, et les scientifiques aiment les théories simples, car en science nous essayons de trouver la théorie la plus simple qui explique toutes les observations.
L'éthique kantienne donne peu de conseils sur la façon de traiter les animaux, et étant convaincu par la théorie de l’évolution, je n'étais pas satisfait d'une morale qui ne pouvait pas s'appliquer aux animaux comme aux humains.
Tout cela m'a amené à devenir un utilitariste convaincu il y a 10 ans, et j'ai même « joué avec » en essayant de le formaliser mathématiquement. Mais maintenant, 10 ans plus tard, je n'y crois plus, et je vais essayer de vous expliquer pourquoi dans cet article.
Un objectif légitime
Tout d’abord, l'objectif des philosophes utilitaristes me semble légitime et utile. On peut voir ça un peu comme un raisonnement scientifique. On part d'un constat, qui est ici une intuition morale que « rendre les gens heureux c'est bien, faire souffrir les gens c’est mal » et on extrapole à un « modèle » général de morale en supposant : « La moralité d'une action se définit par le bonheur qu’elle apporte à l'humanité ».
Avoir une philosophie morale théorique peut être utile, car elle permet de remettre en question des règles morales ou juridiques qui peuvent manquer de justification. Si on arrive à construire un modèle qui correspond à la plupart de nos intuitions morales mais qui remet en question quelques règles morales communément admises, cela pourrait donner une indication que ces quelques règles sont incorrectes. Jeremy Bentham, le fondateur de l'utilitarisme, a appelé à l'abolition de l'esclavage et des châtiments corporels et, en général, a plaidé pour les libertés fondamentales. Plus étonnant encore, il a écrit en 1785 que l'homosexualité devrait être dépénalisée, à une époque où cela n'était pas du tout remis en cause. Sa théorie de la moralité lui a permis de réaliser que certaines choses que les gens considéraient comme morales étaient en fait immorales (comme pour l'esclavage) ou le contraire (comme pour l'homosexualité).
Ce à quoi je crois maintenant
Mes croyances actuelles en termes de morale sont plus proches de l'idée de la morale kantienne à laquelle je croyais avant de changer pour l'utilitarisme (je suis donc en quelque sorte revenu vers mes idées de départ). La morale kantienne est une éthique « déontologique », ce qui signifie qu'elle consiste en une liste de règles que chacun doit suivre pour agir moralement. La difficulté est alors bien sûr de choisir les bonnes règles. Le célèbre philosophe allemand Emmanuel Kant a écrit que les bonnes règles sont celles qui sont universalisables, c'est-à-dire que ce sont des règles que vous voudriez que les autres appliquent :
« Agis uniquement d'après la maxime qui fait que tu puisses vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle. » [Emmanuel Kant]
Prenons un exemple simple comme le vol. Imaginons que vous envisagiez de voler quelque chose. Kant vous demanderait alors : « Aimeriez-vous vivre dans un monde dans lequel chacun pourrait voler ce qu'il veut ? Non, vous ne le voudriez certainement pas, et vous voudriez au contraire que les gens respectent généralement la propriété des autres, car vous souhaitez conserver vos propres biens (dans l’idéal vous voudriez être le seul à voler mais vous ne voudriez pas qu’on puisse vous voler vous). Donc, vous voyez, l'action que vous envisagez est mauvaise car non universalisable. »
➪ Voir aussi mon article sur la méthode alternative proposée par John Rawls pour définir les règles morales.
Avec ce raisonnement, nous pouvons déduire qu'il existe des règles ou des « impératifs catégoriques » (comme dirait Kant) comme :
Ne pas tuer
Ne pas blesser des innocents
Ne pas voler
Ne pas réduire autrui en esclavage
Respecter ses promesses
Ne pas faire de faux témoignage
J'ai énuméré des règles que nous pouvons justifier par cette logique, mais cette liste n'est pas exhaustive. Cela vous fait sans doute penser aux Dix Commandements, et en effet le but de Kant était de pouvoir justifier rationnellement ce genre de règles morales sans s’en remettre à l’argument « la Bible le dit » (ou tout autre appel à des règles morales définies par une religion).
Dans ce système de valeurs, les gens n'ont pas l'obligation morale de rendre les autres heureux. Ce serait une bonne action de le faire, mais pas une action obligatoire. C'est ce qu'on appelle une action « surérogatoire ». Cependant, si vous voulez agir pour le bien d'autres personnes, vous pouvez :
Essayer d'empêcher d'autres personnes de faire des choses moralement répréhensibles à d'autres êtres humains, c’est-à-dire réduire la quantité d’actions immorales dans le monde.
Essayer d'augmenter le bonheur des personnes existantes. ➡ Ici, je pense que l'utilitarisme peut légitimement être utilisé, comme « bonus mais pas obligatoire ».
Si vous aimez réfléchir avec un modèle mathématique, vous pourriez dire que vous avez deux « scores » :
Un « score de moralité » qui représente à quel point vous respectez les obligations et interdictions morales. ➡ C'est une obligation morale d'obtenir un bon score ici.
Un « score bonus » dans lequel vous marquez des points en réduisant les mauvaises choses dans le monde ou en améliorant le bonheur global. ➡ Ce n'est pas une obligation morale de « marquer des points » sur ce score, mais le faire est une bonne action.
Qu’est-ce qui ne va pas avec l’utilitarisme ?
Notez que je parle ici de l'« utilitarisme de l'acte » qui est le type d'utilitarisme le plus connu, tel que le préconisent des utilitaristes célèbres comme Peter Singer. Mes critiques ne s'appliquent pas toutes à « l'utilitarisme de la règle », qui est une variante de l'utilitarisme qui est en fait un « mélange » entre l'utilitarisme et l'éthique déontologique.
Les mauvaises actions sont mal prises en compte
Prenons une personne imaginaire que l’on appellera Alice. Elle ne fait jamais rien de « mal » comme tuer ou voler. Mais elle ne donne jamais d'argent à des associations caritatives, même si elle a un salaire moyen et pourrait le faire si elle le voulait. Considérons maintenant Carole, qui a tué son voisin mais ne s'est jamais fait prendre. Elle donne ensuite 10 000 € à une association caritative qui peut sauver un enfant africain de la famine pour 1 000 €. Carole a donc sauvé 10 vies et en a détruit une, elle en a donc sauvé un total net de 9 personnes. Alice n'a rien fait de son côté, a donc un impact net de 0 vies sauvées. Selon un raisonnement utilitariste, cela fait de Carol une meilleure personne qu'Alice, ce qui semble pourtant clairement faux.
Selon moi, Alice est une bonne personne car elle n’a rien fait de mal et Carole est une mauvaise personne car elle a commis un meurtre. Carole donne de l'argent pour sauver d'autres personnes, mais cela n’annule pas sa mauvaise action et cela ne fait certainement pas d'elle une personne meilleure qu’Alice. Cela est conforme à l'éthique que j'ai proposée.
Pour être honnête, les philosophes utilitaristes ne disent pas en pratique qu'il est acceptable d'assassiner des gens. Ils feraient remarquer que tuer diminuerait la confiance des gens les uns envers les autres et créerait beaucoup d'anxiété, ce qui finirait par détruire beaucoup de bonheur. Cela rend donc le « coût » de tuer le voisin de Carole plus élevé (nous devrions compter plus que « 1 vie détruite » dans la balance), mais le raisonnement s'applique quand même si suffisamment de personnes sont sauvées par Carole, cela finirait par compenser son meurtre selon l’utilitarisme.
Tous esclaves de l’utilité !
L'utilitarisme ne vous oblige pas seulement à suivre certaines règles morales, il vous demande de prendre toutes vos décisions pour maximiser l'utilité globale (le bonheur total). Peter Singer, probablement l’utilitariste le plus célèbre du monde, explique que vous devriez même donner tout votre salaire annuel au-dessus de ce qui est nécessaire pour vivre à des associations caritatives (il donne 30 000 $ comme exemple de seuil). Ainsi il dit : « Encore une fois, la formule est simple : quel que soit l'argent que vous dépensez pour du luxe et non des nécessités, il faut le donner ».
Pour nous convaincre, Singer fait une analogie avec un homme qui a dépensé les économies qu’il a accumulées pendant toute sa vie pour acheter une Bugatti (une voiture de collection) mais qui se retrouve ensuite dans une situation où il peut sacrifier sa Bugatti pour sauver un enfant qui serait sinon percuté par un train hors de contrôle. Selon Singer, il est intuitivement vrai que l'homme est moralement tenu de sacrifier sa voiture, et par conséquent, comme la situation est similaire, nous sommes moralement tenus de donner tout notre argent au-delà des nécessités à des associations caritatives.
Mais réfléchissons… l'argent n'est qu'un moyen d'échange que vous obtenez en échange de votre travail. Pour gagner 50 000 $ par an par exemple, il faut travailler plus que pour gagner 30 000 $. Donc, tout ce travail supplémentaire ne serait que pour les associations caritatives, si vous suivez le conseil de Singer (donner tout ce qui dépasse 30 000 $). Mais alors, si tout le monde croyait en l'utilitarisme et faisait cela, les gens seraient-ils toujours motivés à travailler plus pour pour gagner plus que les seuls 30 000 $ qu'ils sont moralement autorisés à garder ? Seules quelques personnes le feraient je pense, probablement celles qui ont déjà consacré leur vie à travailler dans des associations caritatives. En fait, même au moment même de planifier votre carrière, vous devriez choisir le métier qui rapporte le plus d’argent de façon à en donner plus aux associations caritatives ! Donc, si vous suivez cette logique, tous vos choix doivent être décidés en considérant l'utilité globale (le bonheur total de l’humanité). Vous devenez donc un esclave de l'utilité globale.
Il me semble donc que si nous nous comportions vraiment « moralement » comme le veut Peter Singer, nous finirions par détruire l'incitation économique à travailler dur, et notre économie s'effondrerait parce que tout le monde serait démotivé. Personne ne choisirait plus un travail uniquement pour le plaisir qu'il lui procurerait, mais seulement pour le l'argent supplémentaire qu’il permettrait de gagner dans le but de le donner. Cela est paradoxal car on peut imaginer que cela réduirait certainement beaucoup le bonheur global, ce qui est mauvais d'un point de vue utilitariste. Se comporter de manière utilitariste serait-il en fait mauvais pour le but utilitariste ?
On peut voir ça comme le corollaire de l'observation d'Adam Smith selon laquelle beaucoup de bien en économie est en fait créé par un comportement égoïste : si les gens n’étaient jamais autorisés à se comporter de manière égoïste, ils finiraient par détruire ce bien qui était engendré par l’égoïsme. Nous pouvons soit conclure qu'il n'y a pas de problème avec l'utilitarisme et que c'est juste le raisonnement de Singer qui est faux (dommage pour l'utilitariste le plus célèbre du monde !), soit que l'utilitarisme lui-même est un mauvais guide pour les actions de tous les jours.
Plus généralement, l'utilitarisme est une philosophie qui rend chaque décision que vous prenez immorale si elle ne maximise pas le bonheur global. Quand on y pense, c'est vraiment étrange, car tout ce qui est bon devient automatiquement obligatoire dans cette philosophie. Il n'y a pas de notion de « c'est une bonne action mais ce n'est pas immoral de ne pas le faire ». Ce problème est ce qu'on appelle « l'objection de l'exigence » si vous voulez en savoir plus.
Contrairement à Singer, je crois que nous n'avons absolument aucune obligation de donner aux associations caritatives pour sauver des gens. La philosophe Ayn Rand, par exemple, adopte même le point de vue radicalement opposé à celui de Singer, en disant que nous devrions en fait agir de manière égoïste, tant que nous respectons les droits des autres (voir son livre La Vertu d’égoïsme). Je pense que c'est une vision assez extrême dans la direction opposée. Cependant, je conviens avec elle que nous n'avons aucune obligation morale d'aider les autres si nous devons pour cela faire des sacrifices importants (en argent ou en temps par exemple).
Selon moi (et dans l'éthique d'Ayn Rand), dans l'histoire de Singer avec la Bugatti, l'homme n'a aucune obligation morale de sacrifier sa voiture. Bien sûr, il peut aussi le faire pour des raisons « égoïstes », comme obtenir la réputation d'être un héros, être fier de ce qu'il a fait pour le reste de sa vie, éviter l'horreur de voir un enfant mourir, éviter les remords de ne pas avoir aidé alors qu'il était le seul qui aurait pu, etc.
« Le but de la morale est de vous apprendre, non pas à souffrir et mourir, mais à vous faire plaisir et à vivre. » [Ayn Rand]
Notez cependant que mon raisonnement n'est valable que pour les problèmes dont nous ne sommes pas responsables. Le réchauffement climatique, par exemple, est une conséquence de nos propres actions, donc je pense que nous avons une certaine responsabilité pour les conséquences qu'il a, même très loin dans le monde.
Voir aussi : mon article plus récent “Quelle morale pour une société libre ?” dans lequel je présente entre autres le compromis proposé par John Rawls sur le devoir d’entraide.
Et si nos intuitions étaient fausses ?
Vous avez peut-être remarqué que tous mes arguments sont de la forme « Si nous supposons l'utilitarisme, alors cela conduit à la conséquence X, et X est intuitivement faux ». Vous pourriez rétorquer « peut-être que ce sont nos intuitions qui sont fausses ? » (il semble que c'est ce que pense Peter Singer). Et cela pourrait effectivement être le cas. Si le modèle moral était conçu pour correspondre parfaitement à toutes nos intuitions, il serait inutile, car nous pourrions simplement utiliser nos intuitions directement à la place.
Mais rappelez-vous que la « preuve » de l'utilitarisme n'est qu'une extrapolation de notre intuition que « rendre les gens heureux est bien, faire souffrir les gens est mauvais ». Alors si toute intuition est inutile, pourquoi croire à l'utilitarisme ? Fondamentalement, je pense qu'il est raisonnable d'accepter un modèle (une philosophie morale) qui correspond à la plupart de nos intuitions, et de se demander si nos intuitions sont correctes pour les cas où cela ne correspond pas (comme ce que Bentham a fait pour l'homosexualité). Mais si le modèle donne des résultats que nous trouvons vraiment choquants pour beaucoup de cas, je pense que nous devrions remettre en question le modèle au lieu de renoncer à toutes nos intuitions.
Notez que si vous croyez vraiment que l'intuition n'a pas d'importance du tout, et que vous croyez en l'utilitarisme simplement comme un acte de foi, alors je ne peux rien dire pour vous convaincre que c'est faux. Dans ce cas, le mieux que je puisse dire, c'est que je ne partage pas cette foi.
J'ai expliqué ici deux des quatre principales raisons pour lesquelles j'ai rejeté l'utilitarisme. Il y a deux autres raisons majeures, mais cet article est déjà très long, je vais donc m'arrêter ici. L'une des deux autres raisons est le problème classique du tramway, dans lequel l'utilitarisme donne une solution que la plupart des gens (y compris moi) considèrent comme immorale. Vous pouvez regarder par vous-même si vous êtes curieux, mais je n'écrirai pas sur ce sujet car il a déjà été beaucoup couvert (et vous pouvez trouver des dizaines de vidéos sur YouTube à ce sujet). La dernière raison concerne l'utilitarisme moyen vs total, et je pense qu'il est suffisamment « original » pour que je puisse en parler plus tard dans un article dédié.
Dans l'ensemble, tout cela m'a convaincu que l'éthique déontologique (= basée sur des règles) correspond beaucoup mieux à nos intuitions et constitue un meilleur guide pour l'action morale dans la pratique.
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